Chapitre 1. Hôpital
Des murs blancs, immaculés,
la lumière blafarde des néons,
la moiteur écrasante des tropiques.
Je suis attaché sur une civière,
sanglé au niveau des mains et des jambes.
Mes habits sont sales et souillés,
je me suis uriné dessus,
de terreur.
Deux aides-soignantes prennent un air pincé,
un interne acquiesce un "ouais..."
Je n’ai pas le temps d’avoir honte.
Le peu de rationalité qui me reste
s’affaire à calculer la cinétique
qu’il me faudrait pour renverser le brancard
et venir me fracasser le crâne sur le sol carrelé.
Il y a peu,
à moins que ce ne soit hier,
ma femme m’a quitté.
Une phrase lapidaire :
"Je te quitte, tu es un toxicomane."
Elle est venue mettre un terme à dix ans de vie commune.
Mais je n’ai pas le temps non plus de pleurer,
il faut à tout prix que je me tue.
Je suis dans un tunnel,
m’a dit une vieille femme.
Et c’est vrai qu’il me suffit de fermer les yeux
pour distinguer des parois sombres, suintantes,
une circonférence de ténèbres
avec, au bout, peut-être une issue.
Autour de moi, c’est la cohue
Quatre gendarmes fendent la foule
pour escorter un type décharné et menotté.
Les urgences se sont remplies,
personne ne prête attention à personne,
ou l’inverse.
Une porte s’entrouvre,
et je sais que derrière se trouve
un pantin grimaçant au visage de mort.
Mais je n’ai pas le temps d’avoir peur.
Une infirmière me demande ce que j’ai consommé.
Elle ne me croit pas lorsque je lui réponds
que je n’ai rien pris.
"C’est une drogue, ça, monsieur,"
annonce-t-elle sur un ton de triomphe,
lorsque, à court d’arguments,
j’évoque l’etizolam avalé voilà deux semaines.
Je vois le futur.
Moi en femme manchot
dans une brocante de ferraille.
Je n’y comprends plus rien.
Je suis exténué,
et ne trouve ni sommeil ni repos.
Je cauchemarde l’Autre
et me réveille je ne sais comment,
sous une couverture miteuse,
dans un autre lieu.
Le chant des insectes berce mes pas hésitants.
C’est le petit matin,
et la Soufrière se dresse au loin.
Le souffle court, bras ballants,
je titube et finis par m’asseoir
dans un carré d’herbe.
Je suis en Guadeloupe,
en hôpital psychiatrique.
Une femme noire vient me quémander du tabac –
je comprendrai bientôt que le tabac est le nerf de la guerre –
Devant mon air désolé,
elle repart en maugréant :
"Putains de Blancs !"
Quelques figures me dévisagent,
entre curiosité morbide
et franche animosité.
D’autres se détournent ostensiblement,
je suis l’intrus.
Mais une sonnette retentit,
un frémissement semble parcourir l’assemblée,
et voilà que tous s’agglutinent
devant la salle qui sert de réfectoire.
Les meubles sont vieillots,
du formica désuet aux nappes de plastique.
J’entre à mon tour
et me fais engueuler par un soignant
lorsque je tente de m’asseoir à une table quelconque :
"Pas ici !"
On me relègue alors dans un coin,
à une table isolée.
Le repas se déroule en silence.
Seule fantaisie :
un fruit au goût douceâtre
que je ne reconnais pas.
Après le déjeuner,
on me demande, sur un ton suspicieux,
pourquoi je ne suis pas allé prendre mes médicaments.
J’apprends qu’avant de me sustenter,
j’aurais dû passer au poste de soin.
Je demande où il se trouve.
Une blouse blanche,
à moins que ce ne soit du bleu,
m’y accompagne à contrecœur.
J’entre.
Plusieurs grands gaillards,
tous vêtus de blanc,
me dévisagent avec un air de réprimande.
J’entends le mot "méthadone".
La méthadone,
le médicament qui va cristalliser
bien des fantasmes et des tensions.
Je suis, j’imagine,
le seul à en bénéficier.
Et ça tombe bien,
elle me manquait.
Mon estomac se dénoue
d’un cran supplémentaire.
Un infirmier s’approche,
tenant à bout de bras une enveloppe froissée,
dans laquelle je reconnais
les deux plaquettes
que j’ai moi-même apportées en voyage.
Il en retire une
et tente d’en extraire deux gélules,
mais la sécurité lui résiste.
Chaque plaquette est thermoformée,
pour éviter l’empoisonnement accidentel
des enfants notamment.
J’aimerais lui expliquer,
mais à peine ai-je ouvert la bouche
qu’on m’intime l’ordre de me taire.
Je rougis un peu.
Il vient finalement à bout de l’emballage
à l’aide d’une paire de ciseaux,
et annonce le menu d’une voix suave :
"120 mg de méthadone, 10 mg de diazépam..."
J’avale le tout,
sans me poser de questions.
Retour dans les parties communes.
La femme qui m’a demandé une cigarette
revient pour jauger mes ressources.
Elle est très volubile,
je me perds dans sa logorrhée décousue
où l’insulte se mêle aux expressions idiomatiques locales.
Je me retrouve, je ne sais comment,
à quémander du tabac en son nom.
On me rabroue sans ménagement.
La femme semble prendre conscience
de mon inutilité
et s’éloigne.
Je veux toujours mourir.
Car je sais que…
et ce que je sais me semble aussi précieux qu’un secret.
On parle de moi à la radio,
que j’entends crachiner du poste de soin.
J’imagine que je fais la une du journal télévisé.
Je veux mourir.
Et je souris intérieurement à cette idée.
Assis dans mon pré d’herbe
de quelques mètres carrés,
je contemple mes bras
et ne sais comment les disposer.
D’une blancheur diaphane,
parsemés de fines cicatrices –
reliquat d’une précédente tentative d’en finir –
ces derniers me semblent pourtant étrangers.
Je ne réfléchis plus trop.
Une substance médicamenteuse
que je ne connais pas
me maintient dans un brouillard incertain.
J’ai constamment sommeil,
mais ne peux trouver le repos.
Et la journée s’écoule ainsi,
dans une lente torpeur malaisante.
Chapitre 2. Laure
Laure ne me regarde plus.
J'en prends soudainement conscience.
Je l'ai perdue, perdue... PERDUE.
Je n'avais pas réalisé cela lorsqu'elle m'avait rendu visite à l'hôpital
au bout de cinq jours d'hospitalisation.
Elle ne m'avait pourtant pas décroché un regard durant tout l'entretien.
Mais je n'étais pas réellement présent,
on m'avait éteint mentalement,
on parlait de moi, médecin et soignants,
mais je n'entendais pas.
Je n'avais même pas pensé à lui demander une cigarette.
De toute façon, une page se tourne.
Il y a quelques heures, on m'a sorti de l'hôpital
pour un rapatriement sanitaire.
Du taxi qui est venu m'emmener à l'aéroport
j'ai pu apercevoir quelques fragments de l'île
où je devais passer mes vacances.
D'amas de tôles,
de somptueuses bicoques aux abords de routes ensoleillées.
J’ai échangé quelques mots polis avec un chauffeur sur la réserve,
alors que la Soufrière s'effaçait peu à peu.
Qui dit rapatriement sanitaire dit maladie,
qui dit maladie dit handicap,
qui dit handicap dit fauteuil roulant.
Je suis confiné dans une chaise à quatre roues.
Je peux pourtant marcher.
C'est mon ex-belle-mère qui me pousse.
Cette dernière me demande froidement
quels médicaments je dois prendre.
Comme si la situation n'était pas assez débilitante,
je ne peux monter à bord
qu'à la seule condition d'être sédaté.
Je réponds qu'il me faut trois Valiums et un Loxapac.
Méfiante,
elle relit la prescription pour la troisième fois.
Je ne peux pas lui en vouloir,
c'est la seule qui reste à mes côtés.
À une distance respectueuse,
plus loin sous la grande halle de l'aéroport :
Laure, mon fils de trois ans et mon ex-beau-frère
discutent de je ne sais quoi.
Je ne saurai jamais.
Mon ex-beau-père déboule à ma droite,
avec dans une main des billets d'avion,
et énonce, ô génie,
que grâce au fauteuil roulant nous voilà prioritaires.
Je veux esquisser
que grâce à moi, ils ne feront pas la queue,
mais un
"NE FAIS PAS LE MALIN !"
me remet vite à ma place.
Je suis coupable.
S'ils savaient !
S'ils savaient quoi au juste ?
Que le monde est mauvais ?
Que l'humanité court à sa perte ?
Que le sens de la vie se situe précisément là où porte le regard ?
Les dix heures de vol sont aussi vite avalées
que trente milligrammes de diazépam.
Me voilà plongé dans la grisaille.
Laure et mon ex-belle-famille
s'éclipsent rapidement,
sous le crachin ambiant,
dans la pollution sonore.
Nous sommes en mars,
après tout, à Paris.
Défilé de véhicules,
sanglage en ambulance,
j'arpente de nouveau
des couloirs immaculés.
Des hommes et des femmes en tenue blanche,
encore.
Mais les moyens ont changé.
Il y a plus de machines.
On me fait passer un électrocardiogramme,
je découvre ma maigre carcasse
et laisse l'infirmier poser les électrodes comme il se doit.
Je ne pense à rien,
si ce n'est qu'on m'a quitté sans me regarder.
Peu après, deux hommes en blanc me reçoivent
dans un bureau en métal.
Il fait froid.
On m'a donné une casaque
qui me laisse, peu importe la façon dont je la réajuste,
à demi nu, faible, vulnérable.
Je dois m'expliquer,
alors j'explique :
l'avion,
ma pensée,
la réalisation,
la nature humaine,
ma tentative de meurtre sur ma propre personne,
l'au-delà et l'éternité.
Cette fois, on ne me demande pas si j'ai pris des drogues :
ils sont en attente des résultats des analyses.
On m'assigne une chambre,
heureusement sans le voisin qui va avec.
J'attends l'heure du repas.
Cette fois-ci, j'ai demandé que l'on m'achète un paquet de cigarettes.
J'attends l'heure.
J'attends.
Deux jours après
à moins que ce ne soit dix,
je suis reçu dans le bureau du médecin,
une jolie blonde à l'accent italien,
qui m'annonce que les résultats des analyses,
prélèvements sanguins et urinaires,
sont arrivés.
"Je vous l'avais dit",
lui réponds-je tristement,
lorsqu'elle me dit qu'ils n'ont rien trouvé.
"C'est bien"
conclut-elle avec douceur...
mais je ne suis déjà plus là.
C'est bien ?
Non, c'est mal.
Et puisque l'humanité est mauvaise :
il ne me reste plus qu'à m'atteler à un final d'enfer,
une bacchanale
qui dépasse tous les bad trips de l'univers.
Je vais me livrer à une débauche de drogue,
Une longue saoulerie lugubre comme une ultime complainte.
Je vais overdoser jusqu'à la mort.
Ceci en est le récit
TOXIQUE(S)
William S.T.
Chapitre 3. Psychiatrie
La psychiatrie, comme la prison
– que je ne connais pas –,
vous prive d’un certain nombre de libertés.
Pour cela, elle dispose de deux outils :
la contention physique et la contention chimique.
La première est visible partout :
architecture des locaux,
sangles,
chambres d’isolement,
fenêtres grillagées.
La seconde est plus insidieuse.
Si vous voulez éteindre ce qui palpite en vous,
on vous prescrira des neuroleptiques :
Risperdal, Tercian, Haldol, Loxapac, Théralène…
Si vous voulez simplement arrondir les angles,
gommer les aspérités de l’existence,
on vous tendra des anxiolytiques, des benzodiazépines :
Temesta, Seresta, Valium, Prozac…
Et si vous cherchez à effleurer un bonheur chimique,
il faudra lorgner du côté des antalgiques.
Toutes ces substances sont marquées d’un rectangle rouge,
promesse d’une mise en veille du cortex à dose suffisante.
Obtenir des neuroleptiques est un jeu d’enfant :
il suffit d’avoir sa place en HP
et de bénéficier d’un traitement de fond.
Les anxiolytiques, eux, demandent plus de bagout :
il faut insister sur son angoisse, son insomnie,
l’atrocité de l’existence.
Quant aux antalgiques, oubliez-les.
Sauf à croiser un médecin compréhensif.
Le problème, c’est le temps.
La sédation l’étire ou l’abrège,
selon le dosage.
En quelques jours, j’avais fait le tour des résidents,
que je classai en trois catégories :
* Les délirants,
* Les suicidaires (dont je faisais partie),
* Ceux qui allaient bien – ceux qui allaient bientôt sortir
ou qui n’avaient rien à faire ici.
Il y avait notamment Jimmy, 25 ans,
un type au regard sombre et au bouc bien taillé,
d’allure eurasienne.
Obsédé par les poils et la préservation des races,
il prônait une stricte séparation ethnique
et traquait toutes les entorses à la règle.
Il m’écoutait avec horreur évoquer
la tendre relation qui unissait mon petit frère
à une peintre d’origine chinoise.
Son discours, vaguement obscène,
mélangeait problématiques de pilosité
et considérations raciales,
ce qui provoquait l’ire des soignants.
Fort affable, Jimmy ne manquait pas une occasion
d’engager la conversation.
Il venait systématiquement s’enquérir
de l’état pileux et du pedigree de chaque nouvel arrivant.
Heureusement,
je trouvai rapidement un moyen de le faire dévier de ces obsessions :
il suffisait de parler dessin, sa véritable passion.
Ses croquis de véhicules futuristes
et de panoramas de science-fiction,
qu’il trimballait partout avec lui,
évoquaient vaguement le travail de Moebius
et laissaient penser
qu’une personnalité plus complexe
se cachait derrière ses propos rédhibitoires et rebutants.
Rapidement, comme j’étais un des rares
à ne pas lui infliger de cinglantes rebuffades,
Jimmy s’attacha à moi
et ne me quitta plus d’une semelle.
Ce qui, à la longue, s’avéra un peu usant.
Jusqu’à la fin de mon séjour,
je tentai de le raisonner,
lui expliquant que son discours était bizarre, insensé,
qu’il le desservait.
Mais il me regardait à chaque fois
avec consternation et incompréhension.
Jimmy faisait partie des délirants.
Quant à moi,
mon tumulte intérieur s’était apaisé.
Je tentai une dernière fois
de transmettre à un médecin
toute la tragédie de l’existence.
J’évoquai, je crois,
le mal, Adolf Hitler, le camp S-737,
puis d’autres horreurs,
mais je restai somme toute laconique.
La tempête avait laissé place
à un silence énigmatique.
Je n’hurlai plus ma souffrance
comme je l’avais fait.
J’avais compris que si je voulais une chance de sortir d’ici,
il valait mieux me taire.
Au bout de quelques semaines,
je suis de nouveau convoqué
dans le bureau du médecin.
Comme je suis poli, instruit et conciliant,
j’ai de bonnes relations avec elle
et l’équipe soignante en général.
Elle m’annonce avec tact
que je suis probablement atteint de schizophrénie.
Schizophrène ?
C’est le fou criminel qui décapite ses infirmières.
Schizophrène ?
C’est l’excuse froide et médicale du violeur d’octogénaire.
Schizophrène ?
Le mot fait peur,
mais me laisse impassible.
Schizophrène ?
Un diagnostic que je connais trop bien :
ma grand-mère maternelle et mon frère
l’étaient tous deux.
J’y associe la folie et d’intenses tourments moraux.
Mon frère y a laissé la vie
en se précipitant du 5ᵉ étage
dans la cour intérieure d’un immeuble haussmannien.
Il avait pour projet de rédiger une encyclopédie
et passait ses nuits à dévorer
des livres en tout genre.
Moi, mon projet,
c’est de me tuer.
Schizophrène ?
Ça ne se soigne pas,
mais ça se stabilise.
Et la stabilisation,
c’est justement l’image que j’essaie de renvoyer.
J’obtiens assez rapidement
ma première autorisation de sortie.
Il y a quelques mois,
j’ai rencontré dans un CSAPA
un certain Manu
dans un groupe de parole.
Dans ce groupe de cinq personnes, on trouve :
* "Trous-Partout" / Alexeï (il s’injecte du Subutex),
* "N’a qu’un-doigt" / Manu (il a perdu la moitié de la main
suite à des injections de Subutex),
* "Rosette" / Sophie (elle apprécie un peu trop le rosé),
* Moi / votre obligé,
* Et la psychologue-animatrice / Amélie,
qui n’a rien de particulier à signaler.
Amélie a fixé une règle :
on n’a pas le droit de sympathiser entre nous
en dehors du groupe.
Néanmoins, je m’attache rapidement à Manu et à ses cicatrices.
En plus de ses trois doigts amputés,
une vilaine marque blanche lui barre le cou,
souvenir d’une injection ratée dans la jugulaire.
Il en parle avec détachement,
comme si son corps n’était qu’un champ de bataille
parmi d’autres.
(Quelques mois plus tard, j’apprendrai sa mort :
noyé, cocaïné jusqu’aux yeux,
dans le port de Caen,
lors d’un accident de voiture.)
Un jour, après une réunion de groupe,
alors que nous discutons à l’écart,
il me présente un ami : Fred.
Quelques semaines plus tard,
lorsque j’obtiens ma première permission,
c’est chez Fred que je vais.
Nous avons immédiatement sympathisé,
et son appartement devient mon premier refuge
hors des murs de l’hôpital.
Chapitre 4. Cocaïne
Lorsque j’ai vu Fred pour la première fois,
il arborait un imposant pansement compressif
au bras gauche.
Je l’ai interrogé
sur la causalité de ce bandage,
et il a évoqué un hypothétique procès
qu’il pourrait intenter
au chauffeur de taxi
qui avait refusé de le laisser monter
alors que son artère brachiale avait rompu
et qu’il se vidait de son sang.
Je l’ai imaginé exsangue,
en train de crever dans un caniveau.
Pour l’heure, je regarde Fred
en train de se piquer
au creux du coude
alors qu’il m’explique
qu’il ne se loupe jamais.
Une petite croûte sombre,
aussi large qu’un grain de beauté,
marque l’endroit où il a introduit l’aiguille.
Fred est plus âgé que moi,
mais son visage est juvénile,
grêlé de cicatrices d’acné
et cerclé de petites lunettes rondes.
Ses faits d’armes :
— Il a servi pendant la première guerre du Golfe.
— Il a commis le braquage d’un entrepôt
pour un butin de plus de 100 000 euros.
Il retire prestement la shooteuse,
qui s’en va rejoindre d’autres fléchettes
dans une cannette de bière vide.
Son débit de parole augmente d’un coup :
— Tu te rappelles de la fois où tu nous as donné un meug ? Un meug entier ! Putain ! Mec, tu es trop sympa.
Oui, je m’en souviens, Fred.
C’était il y a deux jours,
et c’est la troisième fois que tu m’en parles.
Un meug, ou meuj,
c’est un gramme de cocaïne.
On avait attendu tout l’après-midi
que le dealer daigne répondre à nos appels,
et lorsque je m’étais retrouvé avec deux boulettes plastifiées
dans les mains,
je m’étais rendu compte qu’une suffisait
pour mon usage personnel.
J’acquiesce poliment à Fred
tout en rabattant la cocaïne
sur la pochette du CD pour me faire une trace.
À 60 euros le gramme,
je réalise que c’était effectivement généreux.
Je cherche du regard
les rouletapaille,
ces post-its pour drogués ou petits morceaux de papier arrachés à une feuille quelconque.
Une fois trouvé,
j’insuffle dans chacune de mes narines
une épaisse ligne de poudreuse.
L’effet est presque immédiat.
Je ressens la décharge dopaminergique
comme une vague de plaisir.
La musique devient plus résonnante,
plus tangible.
Elle fait légèrement écho,
nos paroles aussi.
Le temps ici se déroule différemment.
Ces quelques heures de permission
ont défilé à une vitesse supraluminique.
Il est temps pour moi d’y aller.
Je me lève,
complètement stone,
le visage anesthésié,
et je demande :
— Tu crois que ça se voit ?
Fred lève sur moi des yeux vitreux.
— Non mec, ça va.
Par prudence,
je passe dans la salle de bain
pour m’y rincer la figure.
Je quitte l’appartement en trombe.
J’ai dépassé la permission de 35 minutes.
Heureusement, l’hôpital n’est qu’à dix minutes de marche.
Arrivé à la porte du service,
légèrement essoufflé et tachycarde,
je redoute ce moment.
Je dois sonner à l’interphone,
et ce soir, c’est l’Obersturmführer Julien
qui vient nous ouvrir.
Je ne pouvais pas plus mal tomber.
Cet aide-soignant frustre et chauve de 50 ans
s’efforce de faire régner un climat disciplinaire.
Pas plus tard que ce matin,
il m’a entendu discuter avec un autre patient de "problèmes" de drogue
et est venu nous réprimander
avant de mettre un terme sentencieux à la discussion.
Il me regarde d’un air inquisiteur
et me demande, sur un ton suspicieux,
la raison de mon retard.
— J’ai raté mon bus, j’ai dû rentrer à pied.
Il prend un air pincé
et me laisse pénétrer dans le service sans piper mot.
L’heure des médicaments a sonné,
et un certain nombre de "résidents"
se sont installés sur la banquette en bois
qui trône devant le poste de soin.
Je les rejoins,
et j’ai l’impression que ma démarche me trahit.
Tous me dévisagent, je crois.
Alors je fixe le lino beige,
usé et taché,
qui recouvre le sol du couloir.
Abdel,
un Berbère trentenaire et schizophrène
au visage émacié,
s’installe à côté de moi
et me demande :
— Alors ?
Je lui fais comprendre d’un geste
que ce n’est ni le lieu ni le moment.
Mon tour venu,
je rentre dans l’infirmerie
en essayant de me faire aussi discret et transparent que possible.
Lorsqu’on me tend un gobelet d’eau,
ma main est prise d’un soubresaut,
et quelques gouttes viennent se déverser
sur le chariot de médicaments.
L’infirmière ne fait aucun commentaire.
Le repas suit.
J’ai les yeux rivés sur mon assiette
et je n’ai aucun appétit.
Je m’efforce laborieusement
d’avaler les aliments qui se présentent à moi,
de peur d’attirer l’attention.
De retour dans ma chambre,
j’ai très envie de me refaire une ligne.
Mais on frappe à ma porte.
Une voix féminine s’annonce :
— C’est moi.
Je comprends qu’il s’agit de Lise.
Cette jolie Franco-Malienne de 20 ans
fait une fixation sur ma personne.
Elle est maniaco-dépressive
et a des sautes d’humeur d’une rare violence.
Je lui ouvre la porte,
et elle m’annonce qu’elle a "un truc à me montrer".
J’hésite un instant
avant de la suivre.
Sa chambre sent un mélange de shampoing fruité
et de tabac froid.
Un voile rouge, accroché au mur par une punaise,
tamise la lumière.
Des croquis de silhouettes féminines
s’entassent sur son bureau.
Sans prévenir, elle se retourne
et presse ses lèvres contre les miennes.
Mon corps reste figé, crispé.
Au bout de quelques secondes,
elle recule d’un mètre.
Je la dévisage :
elle a l’air contente de son petit effet.
Sans un mot,
je quitte la pièce et rentre dans ma chambre.
Abdel m’emboîte le pas
et me dit sur un ton complice :
— Alors ?
Je ne sais pas s’il fait allusion à ce qui vient de se passer
ou au gramme de cocaïne que je trimballe pour lui
dans la doublure de ma veste en cuir.
Abdel,
c’est un schizophrène stabilisé
d’une grande gentillesse.
Lâché à l’âge de huit ans en France
par sa famille qui est rentrée au Maroc,
il est depuis sous perfusion des services sociaux
et se débrouille comme il peut.
Nous avons sympathisé,
et il m’a demandé de lui ramener un échantillon de bonne cocaïne,
lui qui n’a pas d’autorisation de sortie.
Je sors le gramme,
et les grands yeux exorbités d’Abdel
semblent sortir encore un peu plus de leur orbite.
Il se confond en remerciements.
Je lui fais comprendre que j’ai besoin d’être seul maintenant.
Je ne pense à rien,
si ce n’est que je vais me refaire une ligne.
Chapitre 5. La fête
Je monte dans la voiture d’Yves,
un chauffeur routier d’une cinquantaine d’années à la calvitie marquée.
Je ne le connais pas encore, mais il me sourit depuis le fauteuil conducteur.
À l’intérieur de l’habitacle poussiéreux, côté passager,
Abdel et Antoine me font la fête.
C’est le jour de ma sortie :
j’imagine que je suis "rétabli" et que je peux être considéré comme sain d’esprit –
du moins sur un plan médical.
Abdel m’a précédé de deux semaines.
Contrôlé positif à la cocaïne, il a été renvoyé de l’hôpital.
Comme il n’avait nulle part où aller, je lui ai proposé d’emménager dans mon appartement inoccupé.
Moi, je suis passé entre les mailles du filet, comme on dit.
Antoine a trouvé la voiture et Yves avec.
C’est mon meilleur ami.
Rencontré par hasard, je me suis tout de suite attaché à ce grand garçon brun d’une trentaine d’années.
J’admirais son ingéniosité.
Il récupérait des fils électriques et avait construit un petit boîtier
dans lequel il suffisait de les insérer pour les dégainer.
Ainsi dénudés, les fils étaient rachetés par un ferrailleur, quelques centimes d’euros.
Mais de centimes en centimes, Antoine parvenait à s’acheter des quantités de drogues diverses.
Il avait hérité de son père, alcoolique et décédé, une belle somme d’argent,
mais sa mère, qui n’était pas dupe de l’usage qu’il en ferait, avait bloqué les fonds.
Antoine ne bénéficiait que de quelques dizaines d’euros par semaine.
Abdel me tend un petit flacon sans étiquette.
Aux reflets sombres, il contient quelques millilitres d’un liquide mystérieux.
— Poppers, lâche-t-il, comme on annonce un menu.
Je dévisse le couvercle du flacon et colle son ouverture contre une de mes narines.
Une grande inspiration par le nez.
L’effet est immédiat : mes poumons se dilatent, une vague de chaleur m’englobe,
et le monde me semble plus coloré qu’avant.
L’odeur est forte, mélange de musc et de solvant industriel.
— Ça sent le cul, me dira plus tard Antoine.
Je suis éclaté.
La musique de l’autoradio m’apparaît comme la bande originale idéale de l’instant.
Je demande s’il s’agit de nitrate d’amyle ou d’un ersatz.
Personne n’est en mesure de me répondre.
Nous allons chez Yves.
Sur la route, Antoine me tend un fond de bouteille et dit simplement :
— Bois.
Je le regarde, interrogateur.
— GHB, ajoute-t-il.
Je bois.
Il m’explique qu’il a rencontré Yves en répondant à une annonce en ligne pour une soirée chemsex.
Antoine est un "opportuniste", il apprécie tant les filles que les garçons.
Yves habite au quatrième étage d’un immeuble moderne situé à deux minutes de chez moi.
Nous prenons l’ascenseur. La cabine est recouverte de graffitis illisibles.
Alors que les étages défilent, une ivresse différente de l’alcool m’étreint.
Je suis rempli d’un nouvel élan empathique, énergique et résolument chimique.
Je vois trouble.
Trois post-adolescents végètent devant une chaîne de téléréalité.
Ils réagissent à peine à notre présence.
J’apprends que ce sont de jeunes gitans, et je ne retiens que le prénom de Lorenzo.
Yves ouvre un tiroir fermé à clé dans une armoire en bois contreplaqué.
Derrière, je distingue une balance électronique et trois godemichés couleur ébène,
dont l’un, énorme, en forme de pyramide.
Son ordinateur portable montre des vidéos porno gay en arrière-plan.
Il a mis un morceau de scotch sur la webcam.
Un carton éventré, estampillé SAFE, laisse entrevoir un monticule de seringues.
Yves se retourne vers nous et dépose un petit sachet hermétique sur la table en verre du salon.
Transparent, il contient des cristaux blanchâtres, légèrement translucides.
— C’est de la 3-MMC, explique Antoine.
Yves acquiesce en préparant trois traces, plus fines qu’une ligne de cocaïne.
Je suis déjà bien allumé, mais j’accepte lorsqu’il me tend une paille en fer.
Mes sinus explosent de douleur.
Un des jeunes gitans – Ethan ou quelque chose du genre – m’interpelle :
— Tu vois, mec, ce qui te nique la gueule, c’est ça.
T’as pas une gueule moche, mais ce qui te nique la gueule, c’est ça.
Je lui souris.
Il est jeune, trop jeune pour être là.
Je ne lui réponds pas.
Il me regarde comme si j’étais un demeuré.
Ses potes se marrent.
Il se replonge dans son émission.
Sur l’écran, un énorme camion patine dans la boue.
Les films pornos d’Yves continuent de défiler.
À en croire ce qui se passe, on doit être dans son répertoire fist fucking.
Il fait de plus en plus chaud.
Les discussions s’entremêlent.
Yves monte le son de sa chaîne hi-fi dernier cri.
Les jeunes gitans fument un joint sur le balcon.
La musique, mélange de sonorités électroniques et de rap sud-africain, est assourdissante.
Antoine me raconte qu’il est allé à l’Appolon, une boîte homosexuelle,
et que le barman a glissé sa tête dans l’urinoir alors qu’il se vidait.
— Un jet d’eau chaude sur le visage, c’est très agréable, soutient Yves.
— Il y a les douches pour ça, lui rétorque Antoine.
Abdel n’en pense rien.
Trop occupé à se défoncer au poppers.
Je demande s’il reste de la 3-MMC.
Yves me prépare une ligne plus grosse que les précédentes.
Il m’explique fièrement qu’il en possède plus de 50 grammes, importés de Chine via Internet.
J’insuffle.
La brûlure chimique se ravive.
J’imagine ma muqueuse nasale se déchirer.
Derrière chaque mouvement, je vois maintenant des traînées de lumière.
Je perds la notion du temps.
[La même soirée, quelques heures après]
Les bouteilles et cannettes d'alcool vides
S’entassent sur le mobilier du salon en formica.
Une chanson électrique
"bout de bois, petit bout de bout de bois..."
tourne en boucle sur la stéréo.
Les cendriers débordent de mégots et autres culs de joint.
Sous la table, un livre repose entrouvert sur sa couverture :
un moine souriant invite au bonheur par la pratique du bouddhisme.
Les jeunes gitans ont disparu.
Ils ont laissé place à un groupe d'une dizaine de jeunes hommes,
tous musclés, avenants et homosexuels.
Un garrot de couleur rouge git dans un coin et attire le regard.
L'un d'entre eux m'a offert un buvard de LSD.
L'ambiance est chaotique.
Chacun est avide de paroles, désireux de se confier, de parler de soi.
L'éclairage est stroboscopique,
je distingue des halos lumineux et colorés, des auras fantasmagoriques.
Antoine, complètement bourré, et Yves,
qui se comporte en père de famille déviant,
se jurent une amitié éternelle.
Ils semblent sur le point de s’enlacer.
Je manque de me casser la figure en allant me resservir une dose de G.
Le G, ou GBL, est un solvant industriel détourné de son usage
car le foie le synthétise en GHB.
Il sert un peu de fuel pour les orgies de drogue et de sexe
auxquelles ils semblent tous s’adonner.
L’un des participants à la fête vient me voir et me dit qu’il y a quelque chose de triste chez moi.
Je lui réponds qu’il y a effectivement quelque chose de cassé.
J’hésite entre le rire et les larmes.
Peut-être que je lui dis que je suis malade.
Peut-être que je précise que je suis diagnostiqué schizophrène.
Peut-être que je conclus en disant que je vais mourir.
L’éphèbe n’y prête aucune attention,
trop occupé à dodeliner de la tête, les yeux à demi-clos
sur les percussions sourdes de la basse électro.
[La même soirée des jours après]
J'émerge lorsque j'entends une clef tourner dans la serrure.
C'est Yves qui était en déplacement professionnel et n'était pas sensé rentrer avant 24 heures,
il a été prévenu par les jeunes gitans de la mise à sac de son appartement.
Un jeune beur sorti de nulle part, vêtu uniquement d'un caleçon et de chaussettes de sport,
comate dans le canapé du salon.
Des seringues usagées, mélangées à un monceau d'ordures,
jonchent le sol de l'appartement,
des restes de fast-food, trottoirs de pizza et déchets en tout genre ont envahi la cuisine.
L'évier croule sous la vaisselle sale et des effluves nauséabondes commencent à se faire sentir.
Le parquet est recouvert d'une couche de crasse collante où l'on devine une multitude d'empreintes de chaussures.
Une machette commando a été enfoncée dans une des cloisons de l'appartement.
La scène est surréaliste.
Sur la table en verre du salon :
une pince et quelques clous, Antoine a démonté le fond de l'armoire fermé à clef.
Nous avons consciencieusement vidé la réserve de drogue du propriétaire des lieux.
Un silence de mort s'établit et seule la toux d'Abdel,
qui a chopé une infection pulmonaire à force de respirer du poppers, vient le troubler.
Yves, armé d'une bombe lacrymogène, nous fout dehors.
Tout le monde se marre.
Il fait nuit noire.
Dans la rue, quelqu'un crie :
— "Yves ! Pédophile !"
Chapitre 6. Violences
Je fais le pied de grue
devant l'appartement d'Antoine.
Sa porte blindée—il réside dans un HLM—
est à moitié enfoncée,
striée de griffures et autres marques de coups.
Visiblement,
je ne suis pas le seul à avoir eu envie
de rentrer à l'intérieur.
Cela fait une heure
que j'attends qu'il rentre chez lui.
Le couloir du hall est glauque,
une lampe à néon grésille au-dessus de moi.
La voisine m'a aperçu en train de poireauter.
Je l'entends discuter au téléphone,
les mots "type bizarre, inquiétant"
me font comprendre qu'elle parle de moi.
J'ai revêtu un sweat à capuche
et je dissimule un marteau
dans la doublure de mon manteau noir.
Je décide de foutre le camp.
Je reviens une heure après,
pile au moment où je l'aperçois
en train de s'engouffrer dans son immeuble.
J'attends quelques minutes
et je sonne à l'interphone,
personne ne répond.
Il se méfie.
J'appelle un ami commun
et le charge de téléphoner à Antoine.
pour lui dire que je veux récupérer des affaires
et que je l’attends en bas.
Finalement, il descend m’ouvrir.
Il me sourit.
Je sais précisément ce que je vais faire.
Antoine, lui, ne se doute de rien
et m'emboîte le pas dans l'escalier de service.
Le poids du marteau pèse contre mon thorax.
Nous montons les deux étages
en échangeant des banalités.
Il ouvre la porte dégradée de son appartement.
Il se retourne vers moi.
S'il avait encore des illusions,
une claque sonore, sèche et retentissante
les lui enlève définitivement.
Je vois un éclair de panique dans son regard—
il sait ce qui va arriver.
Le silence.
Le temps suspendu.
Il essaie de porter une cannette de 8.6 à ses lèvres,
mais sa main tremble violemment.
Un filet de bière mélangé à de la salive
coule sur sa joue.
Je lui donne une nouvelle claque, plus forte.
Sous l'impact, la cannette se déchire littéralement,
la bière gicle partout,
se répand sur le parquet et sur son clavier d'ordinateur.
Je sors le marteau.
Il est affolé.
—Ce petit enfoiré a non seulement abusé de ma gentillesse
avec des prêts jamais remboursés et des excuses
de plus en plus abracadabrantes,
mais il a surtout revendu des affaires personnelles
auxquelles je tenais.
Tout ça pour se payer sa dose.—
C’est ce que je lui explique tout en l’insultant.
J’agite le marteau,
qui décrit un grand arc de cercle devant ses yeux.
Il se recroqueville,
se met en boule comme une tortue apeurée.
Je m’installe à califourchon sur son dos.
Un coup part.
Il hurle.
Je lui murmure à l’oreille que je suis schizophrène
et que je vais le tuer.
Antoine pleure maintenant,
il me supplie.
Je savoure l’instant.
Il est à ma merci.
Mais je prends conscience
de l’insonorisation déplorable du logement.
Il est probable que la voisine ait tout entendu.
Les flics peuvent débarquer à tout instant.
Je décide d’abréger ce cirque.
Je me lève et lui redonne un coup dans les côtes,
un choc mat se fait entendre.
Il râle et rampe.
Je lui décoche un violent coup de pied derrière la nuque.
Sa tête s'écrase contre une plinthe à demi-décollée.
Le claquement sourd est très satisfaisant.
Il ne bouge plus.
Je fouille ses poches et en retire un portefeuille :
sa carte bancaire est à l’intérieur.
Avant de quitter l’appartement,
je prends le téléphone portable posé sur la console
à côté de l’ordinateur.
Je patauge dans la bière au passage.
Je monte dans le bus.
Je suis étonnamment calme désormais, inoffensif.
Les gens n’ont aucune idée de ce qu’il vient de se passer.
Je me rends chez l’ami commun
que j’avais chargé d’appeler Antoine.
Une fois arrivé, je lui raconte ce que j’ai fait.
Je décris les coups, les pleurs et mon butin.
Il se délecte de mon récit.
Il me répète que j’ai bien fait,
que Antoine—qui arnaque et escroque tout son entourage—
ne l’a, pour cette fois, pas volé.
Il me raconte une histoire :
celle de son meilleur ami,
mort d’un shoot de cocaïne trop chargé
que Antoine aurait préparé avant de paniquer
et de s’enfuir sans prévenir les secours.
Il voit en moi l’incarnation d’une vengeance divine.
Moi, je ne vois que des traces de sang sur ma Converse.
[Deux semaines plus tard]
Je traîne avec Julien,
un usager injecteur et SDF trentenaire.
Ex-cuisinier, ex-obèse,
il a tout perdu dans un divorce.
Il vit dans un garage inoccupé de la municipalité.
Il a trafiqué l’électricité.
Ses bras sont comme un morceau de gruyère,
parsemés de cicatrices, de trous, de plaies, d’abcès.
Des stigmates laissés par la seringue.
Julien relève son t-shirt.
—Ça te choque ?
Il parle de ses vergetures,
souvenirs de son ancien poids.
Je lui réponds que non.
Il rabaisse ses frusques à demi-convaincu.
Nous décidons de nous procurer un gramme de cocaïne.
Le dealer du moment n’est autre que K.Z.
Chaque dealer porte un nom de guerre,
souvent ridicule mais révélateur de sa personnalité :
Chaos, L’Artiste, Billy…
Ils sont nombreux à hanter mon répertoire téléphonique.
Ce que j’ignore, c’est que Antoine a contracté de grosses dettes
auprès de K.Z.
Ce dernier, qui nous a vus ensemble,
a décidé de récupérer ses sous coûte que coûte.
La transaction se passe comme d’ordinaire.
L’argent—80 euros, plus cher que les autres,
mais la qualité se paye, pense-je à ce moment précis—
et la poudre passent de main en main.
Mais lorsque nous rentrons à l’appartement,
nous nous apercevons avec stupeur
qu’il nous a refilé un gramme de bicarbonate.
Une carotte.
L’arnaque réservée aux débutants et aux pressés.
Frustrés et en colère,
nous décidons presque immédiatement
de retourner voir K.Z.
Ce dernier est en bas de son immeuble,
en train de fumer un joint.
Il est au téléphone.
Je l’interpelle.
—K.Z. ! Qu’est-ce que tu me fais là ?!
Il s’attendait visiblement à notre arrivée.
Sans se démonter,
il affirme que c’est Julien qui a fait le coup.
Un tour de passe-passe et ce serait en fait ce dernier
qui me la ferait à l’envers.
Julien ne relève pas l’accusation
mais lui explique calmement
qu’il va perdre deux bons clients.
K.Z me regarde.
Il voit la rage, la folie qui me consume.
Il m’ordonne de baisser les yeux.
Il relève un pan de veste.
J’aperçois la crosse d’un revolver.
Il y a une seconde de flottement.
Puis je saute sur lui.
K.Z fait un pas en arrière et sort son flingue.
Il le braque vers mon front.
Le temps est suspendu.
Tire, que je pense très fort.
Tire, que j’ai envie de hurler.
Tire, que je le supplie intérieurement.
Un pas en avant.
K.Z. presse la détente.
Le chien percute la culasse.
Et… rien.
Le coup ne part pas.
K.Z contemple son arme, l'air ahuri.
Il presse de nouveau la détente, deux fois, sans succès.
Je suis moi-même un peu déçu.
Je réalise que le mec est probablement complètement défoncé
et se croit dans un film.
Je fonce.
Souple, il se dégage, saisit l’arme par le canon
et m’assène trois coups de crosse sur le crâne.
Mon cuir chevelu se déchire.
Je sens le sang chaud et épais qui me coule sur le front.
Je continue d'avancer
Je dois avoir l'air d'un mort-vivant :
ensanglanté,
la chemise à moitié déchirée.
K.Z recule, manque de trébucher,
se met à courir.
Il me crie :
— Viens, viens !
Mais sa voix sonne faux.
Derrière les bravades, je sens la peur.
Je le poursuis.
Il insiste :
— Viens ! Viens !
Sa voix sonne faux, bravache,
mais son regard trahit autre chose—
une prière muette en direction des trois tours d’immeuble qui se dressent au loin.
Je comprends :
il essaie de m’attirer vers sa cité,
là où il aura l’avantage,
probablement des complices...
Un lynchage ?
Non.
Je fais demi-tour.
Julien est toujours là, figé, spectateur impassible.
Je le fixe, haletant.
La sueur me brûle les yeux,
je passe une main sur mon front.
Le sang poisseux dégouline sur mes doigts.
Julien me scrute.
— Tu saignes.
Un silence.
Puis il ajoute, impassible :
— Tu ferais mieux de te barrer.
Derrière les fenêtres, des silhouettes immobiles.
Sur un balcon, un type au téléphone.
Trop tard pour espérer passer inaperçu.
Je m’éloigne en pressant le pas.
Je retourne à l’appartement.
Je ravale ma colère,
nettoie mon visage,
change de chemise.
Julien me rejoint.
Il apporte avec lui deux steribox et un gramme de cocaïne.
Un vrai.
Une steribox, c’est un kit d'injection stérile
que l'on peut acheter en pharmacie pour quelques euros.
Tout en préparant les shoots,
il m’explique qu'une trentaine de mecs ratisse le quartier,
armés d'un fusil à pompe.
J’imagine que je vais panser mes plaies de la plus mauvaise des manières...
Chapitre 7. Free party
Le whisky, un Chivas d’entrée de gamme, passe de main en main.
On boit à même le goulot.
Antoine, qui est saoul
— quelques mois se sont écoulés
et je me suis réconcilié avec lui
en gagnant son respect au passage —
tient le volant.
On roule à 130 km/h.
Il n’y a personne sur la quatre-voies
et seuls nos phares trouent l’obscurité de la nuit.
Minuit a sonné :
nous sommes entrés dans la nouvelle année.
Pour que le conducteur ne s’effondre pas de sommeil
je lui prépare une ligne de coke.
Je suis à la place dite du mort.
J’ai conscience du danger.
Je pourrais mourir
dans un fracas d’acier,
la chair broyée
dans un agrégat de mécanique.
Cela me convient.
Mais la chance est de notre côté
en cette nuit du 1° janvier 2021.
Nous arrivons sans encombre
sur les lieux de la teuf,
de la rave,
de la free party.
Antoine, qui est de tous les bons coups,
a pu connaître son emplacement précis
grâce à une infoline confidentielle.
Nous nous garons dans une zone industrielle.
Il y a déjà pas mal de voitures,
des rires,
des échos de voix
et une basse sourde
qui viennent troubler la quiétude de la nuit.
Antoine demande à une fille déguisée en papillon
si c’est bien ici la teuf ?
Elle acquiesce en riant
et court rejoindre un groupe de gargouilles.
Nous avançons.
Nous nous guidons vers le son.
Un flux d’individus
de plus en plus dense.
Une petite foule.
L’excitation est palpable.
Nous dépassons la carcasse
d’une voiture de police incendiée.
Elle fume encore.
Elle est le révélateur
de ce qui nous attend.
Ces signaux de fumée crient
que l’ordre établi n’est plus.
Un type vêtu d’un sarouel
et arborant des dreadlocks
nous propose de l’ecstasy
et de la kétamine.
Nous acceptons.
À la lumière vacillante des néons,
il nous montre différents post-it pliés
comme une carte postale :
des képas.
Il nous demande notre mode de cuisson préféré :
Poêle
ou
Bain-marie
Il faut dire que la kétamine
— décidément une drogue de gourmet —
se cuisine,
et que son intensité,
ses effets,
varient selon la manière dont elle est préparée.
Un peu perdus,
nous optons pour les post-it jaunes
et raflons quelques comprimés d’ecstasy au passage.
Des jeux de lumières fluo
nous balisent le chemin.
Les percussions électroniques
sont de plus en plus intenses.
Les teuffeurs
ont pris possession
de deux hangars désaffectés.
La foule se fait plus compacte.
Les silhouettes
se découpent dans l’obscurité.
Des projections lumineuses
jaillissent de tous les côtés.
Les visages disparaissent
sous les capuches.
À l’intérieur,
la réverbération du son,
les basses saturées
font trembler
les murs de tôle ondulée.
Des fresques en carton psychédéliques,
un peu partout.
Une atmosphère de fête foraine
plus sombre,
plus torturée.
Au premier rang,
les danseurs
pris dans une transe tribale,
syncopée.
À l’arrière,
les autres participants
dodelinent de la tête et du corps.
La musique est rythmique,
primitive.
Sauvage.
Le DJ,
complètement allumé,
balance un mélange
de dubstep et de hardtek,
mêlé de sonorités industrielles.
Un fracas d’usine.
Un battement de cœur.
Je suis pris d’une euphorie,
un tressaillement de joie.
Le bonheur ?
Je ressens l’effet de la MDMA
contenue dans le comprimé d’ecstasy.
On y est ! hurle Antoine.
Et il disparaît dans la foule.
Je m’y jette à mon tour.
Ma peau toute entière
est hérissée.
Une exquise douleur
parcourt chacun de mes muscles.
J’ai les maxillaires coincés,
un sourire de dément.
Je suis animé de la même énergie
que les autres danseurs.
Des mouvements déconstruits.
Anarchiques.
Loin de toute préoccupation esthétique.
Loin de toute crainte
liée à l’apparence.
Une danse macabre.
Violente.
Pulsionnelle.
Spasmodique.
Je danse.
Antoine a la tête coincée dans le caisson.
Il se nourrit à même la source.
Une créature primale a pris possession de son corps.
Seul compte le son.
Plus rien d’autre n’existe.
Une odeur de caoutchouc brûlé flotte dans l'air,
de sueur aussi.
Dans les coins, certains danseurs s'effondrent,
d'autres prennent le relais.
Le DJ, maître de cérémonie démoniaque,
passe des sons de perceuses mêlés aux tambours.
Une grande femme noire,
vêtue d'une robe à paillettes argentées,
pose sa tête sur mon épaule.
Les yeux clos,
elle gémit, presque jouit.
Je réalise que c'est un homme,
emperruqué et maquillé.
Antoine se marre.
Ses pupilles,
complètement dilatées,
brillent d'une aura maléfique.
Tout autour de moi,
les corps s’abandonnent.
Ils ne sont plus que des réceptacles,
des tubes digestifs sur pattes
voués à la jouissance terrestre et chimique.
Ce soir, nous faisons un pacte avec le Diable.
Une fille, belle et souriante, entre dans la danse.
Antoine s'approche et l'embrasse à pleine bouche.
Stupéfaite,
il lui explique :
— Baiser de la nouvelle année !
La fille me regarde.
Elle m'embrasse à son tour.
Il est deux heures du matin.
Le sabbat ne fait que commencer.
Nous ressortons du hangar.
Des tentes bariolées se sont érigées tout autour,
véritables stands de camelots,
vendeurs de galettes-saucisses et autres dealers.
Un village gaulois
où plus aucune règle n'a cours.
Des gens font la queue
pour inhaler des ballons de protoxyde d'azote.
Un consommateur,
grand gaillard dégingandé,
s'effondre dans une flaque de boue,
tête la première.
Personne ne vient à son secours.
Un car rempli de lesbiennes,
vêtues comme à la Belle Époque,
rejoint la teuf.
L'une d'entre elles me refile du LSD.
Je pense aux Merry Pranksters.
Un dealer venu de Lyon
nous repère,
moi et Antoine.
Il nous propose un deal :
appâter le client,
le faire venir à son étal.
En échange,
il nous rincera pour la journée.
Nous acceptons.
Installés sur des transats,
nous aboyons à la ronde :
— Cocaïne, ecstasy, LSD, speed, kétamine...
Les teuffeurs passent,
indifférents.
D’autres s’arrêtent et achètent.
Les affaires roulent,
doucement mais sûrement.
Le Lyonnais,
un Franco-Algérien de 40 ans,
nous apporte du champagne,
un joint pour moi,
de la cocaïne pour Antoine.
Il nous raconte
qu'il suit les organisations de teuffeurs à la trace.
Il a emménagé une caravane pour son activité.
Un hélicoptère de police
patrouille dans le ciel.
Nous sommes en plein confinement,
un jour de 1er janvier,
et les autorités sont nerveuses.
— On parle de nous aux infos,
me dit Antoine, hilare.
La teuf est devenue un affront national.
Un peu lassés
de faire de la publicité pour le Lyonnais,
et comme le crachin s'intensifie,
nous nous réfugions dans la voiture
pour prendre de la kétamine.
Nous avons un gramme entier
de cristaux grisâtres pour deux.
Antoine me demande
si j'ai déjà fait un k-hole.
Un voyage hors du corps.
Un trip dissociatif complet.
Il écrase les cristaux,
partage la poudre en deux lignes massives.
Il insuffle la sienne le premier.
Je le suis.
La montée est immédiate.
Une porte s’ouvre :
il y a une réalité
derrière la réalité.
Une cinquième dimension,
autre que le temps.
Le tableau de bord prend
une profondeur insoupçonnée.
Mon ego se dissout.
Je plonge.
flaque
L'œuf se brise au sol.
Antoine s'affaisse sur lui-même,
s'endort presque,
puis un borborygme s’échappe de sa bouche.
— Quoi ?
Le vent souffle.
Il fait écho à ma voix.
Tout est distant,
cotonneux.
Je ne sens plus mon corps.
— Ça fait quoi d’être schizophrène ?
articule-t-il,
avec difficulté.
Alors je lui raconte… quoi ?
Je lui raconte…
Je lui raconte ce qui s'est passé dans l'avion.
Alors que je me trouvais en plein ciel,
en route pour le plus beau des voyages,
à plus de 1000 km d’ici.
J’ai ressenti le creux de l’abîme,
le cœur du cyclone de la psyché humaine.
Je crois au bien et au mal
et je crois que le mal ronge l’humanité,
comme un cancer incurable.
Les éclats de beauté ne peuvent
ni estomper ni adoucir
des millénaires d’une souffrance criminelle.
Je lui raconte que j’ai sondé
les tréfonds de l’âme humaine,
et que je n’ai rien trouvé
qui puisse alléger l’immense peine
qui m’habite.
L’humanité est globalement mauvaise
et il n’y a rien qui vienne adoucir
un peu la tristesse qu’a entraînée chez moi
cette réalisation.
Je lui dis qu’être schizophrène,
c’est se réveiller chaque jour en luttant
contre cette vision terrible
qui m’a été révélée.
Je lui raconte que j’ai vécu une épiphanie
aux allures d’angoisse absolue.
Je lui dis que la réalité s’est fragmentée.
Et la réalité se fragmente devant mes yeux -
jamais plus je ne connaîtrai le bonheur.
Je vois le cosmos dans toute sa divine étendue,
et que chaque planète récèle
le destin d’un seul individu.
Mais si je m’oblitérais dans l’instant,
je mettais fin à toutes les souffrances de l’existence,
et je devenais le dernier des derniers
d’un long chaînon à expérimenter une extase divine,
effrayante et éternelle...
Le paradis ?
Je n’avais que mes mains faibles et nues,
je lui explique.
Je me suis loupé.
Je lui détaille comment j’ai tenté
de m’exploser le crâne sur le siège avant,
puis de m’arracher les yeux sans vraiment de succès.
Comment je suis passé par le trou d’une perfusion.
Je lui décris ce que j’ai vu.
Jésus, le Bouddha, Dieu.
Folie ? Oui mais je me souviens de quasiment tout.
Je me rappelle -
Ce jour-là, j’ai perdu la femme que j’aimais,
en même temps que je prenais conscience
de l’essence divine qui nous habitait.
A nous trois, William, Laure, Nathaël,
ne formions-nous pas une sorte de sainte trinité ?
Je lui dis que je suis désolé
si cela n’a aucun sens pour lui.
Et dire ces mots,
a pour moi un effet thérapeutique et libérateur,
enfin je crois.
Suis-je un monstre ?
Je lui demande et il ne répond pas.
Ce jour-là, j’en ai fait le choix,
je lui dis.
J’ajoute que je ne vaux pas mieux
que ces monstres génocidaires
qui hantent tant les livres d’histoire
que les journaux télévisés.
Me comprends-tu ?
Je lui demande enfin.
J’étais persuadé d’être le dernier des derniers,
le seul, et je l’ai accepté.
Me comprends-tu ?
Je lui répète et j’aimerais qu’il me parle de folie,
de poésie, d’Arthaud, de Bacon, de Dostoïevski,
de van Gogh, de Céline, du Salo de Pasolini,
de Chopin, de Satie, de Richter…
et je balbutie leurs noms.
Je lui parle de toute la beauté tragique de l’existence,
et de l’effroi des grandes révélations,
mais il ne répond pas.
Je lui parle de cette vérité brûlante
qui dépasse l’entendement humain.
Et de ceux qui ont tenté de la transmettre
comme ils le pouvaient.
Je lui parle de l’horreur humaine.
De l’enfance massacrée et des martyrs oubliés,
je lui parle du mal - encore -
et je lui dis qu’il en connaît, comme moi,
une multitude d’exemples tous plus sordides les uns que les autres,
qu’il n’y a qu’à s’intéresser à l’histoire de la médecine
pour réaliser que derrière ses plus beaux atours,
ses grandes découvertes et son évolution,
se cachent des crimes impardonnables.
-Je vois des réminiscences troubles,
des tentacules extraterrestres,
des orifices vaguement sexuels -
et je voudrais hurler toute la souffrance du monde
comme je l’ai fait dans l’avion
mais ne sort désormais de ma bouche
plus qu’un murmure incompréhensible.
Finalement, il se réveille,
sort de son trip et conclut sur un laconique :
"Elle est triste ton histoire."
Vient le petit matin,
la pluie tapote doucement contre la vitre de l’habitacle.
Un teuffeur frappe un peu plus fort contre le pare-brise.
Il nous alerte :
les autorités dressent des barrages
et distribuent des amendes en tout genre -
tapage nocturne, rupture du confinement,
Consommation de stupéfiants…
Il faut partir.
Nous prenons la fuite,
la fête est finie.
Chapitre 8. La fête est finie
Je pense très fortement : la fête est finie,
alors que Fred fait chauffer la cocaïne dans une cuillère pleine d'ammoniaque.
Il rince ensuite la galette obtenue avec de l'eau du robinet,
avant d'absorber le liquide excédentaire à l'aide d'un filtre de cigarette.
La coupe reste dans la cuillère.
Le caillou se dispose sur l'aluminium d'une bouteille transformée en pipe à eau
ou sur la grille d'une pipe de plexiglas et se fume.
C'est de la cocaïne freebase, du crack comme on l'appelle grossièrement.
Cela fait une dizaine d'heures que l'on fume ce truc.
La fête est finie je me redis à moi-même,
alors qu'on vient de racheter un autre gramme.
Tout le monde est agglutiné autour de Fred,
scrutant chacun de ses mouvements,
jaugeant sa technique, sa dextérité et y allant de son petit conseil.
"Qui roule boule ?" demande Antoine pour la dixième fois
alors que Fred dispose quelques fragments de galette sur l'aluminium.
"Un Everest," ajoute-t-il malicieusement, mais plus personne ne sourit.
Chacun attend son tour.
Une flamme de briquet,
le caillou crépite sur son foyer.
Une fumée âcre se dégage.
Fred inhale et bloque sa respiration.
Puis il se lève d'un coup et agite les mains près de ses oreilles.
"Les acouphènes..." lâche-t-il tout en gardant la fumée.
Les acouphènes, cette sensation de sifflement dans les oreilles,
cela signifie que l'effet est puissant.
Mais personne n'y fait attention...
À qui le tour maintenant ?
Fred regarde presque à regret la bouteille changer de mains.
Il se serait bien refait une base.
Le crack, c'est une montée intense, fulgurante,
un tsunami de dopamine très court et suivi d'une lente redescente.
Alors on y retourne encore et encore.
On ne compte plus l'argent englouti dans cette folie.
Juste l'attente. L'impatience.
Les mêmes gestes mécaniques.
La flamme du briquet. Le crépitement.
La fumée qui râcle la gorge.
Et toujours cette même question : qui roule boule ?
La fête est finie.
Chacun a pris sa base,
la bouteille est noire de suif.
On n'a pas dormi depuis 2 jours mais une tension sourde maintient tout le monde éveillé.
Certains regardent la bouteille avec envie en attendant la permission de la gratter.
Autrement dit, de l'ouvrir et en racler les résidus de fumée.
Comme des hyènes se jetant sur une vieille charogne.
D'autres scrutent la table et la moquette à la recherche d'éventuelles miettes de cailloux :
ils font la poule.
Max, un grand maigre au sourire carnassier et à l'alopécie marquée,
se lève et s'en va fouiller dans les poches de son manteau troué.
Max est fou.
Lorsqu'il est défoncé, ce qui arrive tout le temps,
il est capable de discourir pendant des heures
sur la taille et nomenclature de vis et/ou boulons spécifiques,
sur des détails techniques.
Il est persuadé d'être poursuivi par les RG
et insulte des flics imaginaires.
Il jure "putain, où est passé mon RSA ?"
Sa grande tête dépourvue de cheveux nous scrute à tour de rôle.
Il fouille de nouveau dans ses poches, les retourne frénétiquement.
Son regard devient accusateur.
Il a jeté son dévolu sur Fred.
"C'est toi. Enculé."
Fred est livide.
Max est connu pour ses excès de violences,
il a fait de la prison pour avoir tabassé son propre frère
et avoir manqué de le tuer en lui mettant la tête dans un four.
Il se défend comme il peut :
"Max, je te jure que c'est pas moi."
Je scrute la scène avec attention,
curieux de voir ce que peut donner un affrontement physique
entre un fou paranoïde et un ancien militaire, braqueur.
Au fond, tout le monde sait où se trouve le RSA de Max :
parti en fumée.
Et c'est Fred qui a trouvé l'argent pour repayer un gramme.
Personne n'interviendra.
Tout le monde attend et, dans un coin,
Émeline, une pute à coke, dévore une saucisse Knacki à même le paquet.
Max franchit la pièce en deux grandes enjambées,
sa silhouette menaçante domine Fred.
D'un mouvement rapide, brusque,
il fléchit légèrement sur ses jambes et décharge une droite sèche
dans la pommette de Fred.
La chair éclate sous l'impact, déflagration de douleur,
ses lunettes sont projetées dans les airs, tordues et brisées.
Fred s'affaisse un peu plus, il saigne, des larmes humiliantes lui viennent aux yeux.
Il bave, tremble.
Avec une voix presque enfantine, il répète :
"C'est pas moi..."
Tout en tentant de se protéger de ses bras maigres et décharnés.
Au-dessus de lui, Max hurle :
"Tu vas me rembourser ! Sale enculé !"
Fred acquiesce, implore comme un enfant puni.
Je ressens une pitié pour lui, froide et dégoûtée.
Fred est un être brisé, en train de se détruire sous nos yeux,
ce n'est plus que l'ombre de lui-même.
Tout autour, personne n'ose piper mot.
Le malaise est palpable.
Ce silence est plus bruyant que n'importe quel cri.
Il faudrait être un vrai pervers pour apprécier un tel spectacle.
J'aimerais ne pas être là, me dissoudre dans un trou noir.
Soudain, l’interphone grésille.
La sonnerie brise la tension,
comme une bouffée d’air frais dans une pièce confinée.
C’est Élodie.
Élodie, c’est ma compagne du moment,
une toxicomane aux nerfs usés, accrochée à l’héroïne et à la cocaïne.
Une beauté triste, éteinte,
qui commence tout juste à se consumer sous l’effet de la drogue.
Ses traits sont marqués.
La nuit a été longue pour tous.
Elle m'embrasse, salue Émeline et dépose sur la table du salon
quelques billets et des pièces de monnaie disparates :
le butin de quelques heures de mendicité, selon elle.
Elle semble ne pas remarquer la tension latente ni la pommette violacée de Fred.
Élodie a pris l'habitude de disparaître des heures entières chaque nuit pour faire la manche.
Je ne suis pas dupe :
je sais qu'elle fait des fellations pour payer sa -nos- dose(s).
J'ai essayé de lui en parler, de lui dire qu'on n'avait pas besoin de ça.
Qu'on pouvait juste... dormir.
Mais en vain.
Elle s'est braquée, un sursaut de fierté lui fait mentir :
elle serait très douée pour faire la manche,
son discours bien rodé suffirait à remplir ses poches.
Dans son dos, les langues sifflent,
mais jusqu'ici, personne ne crache sur la cocaïne qu’elle ramène tous les jours.
Antoine compte les sous d’un œil, scrute Élodie et lève un sourcil interrogateur.
"Il manque la moitié," précise-t-elle,
la déception frappant ses mots.
"Je vais mettre au bout," dis-je, pour “la base de l’amitié.” je précise.
On nous regarde avec soulagement.
Pas de merci, la drogue ne se remercie pas, disent certains.
La fête est peut-être finie, mais...
Qui roule boule ?
Chapitre 9. Suicide
J'ai perdu 12 kilos.
Je regarde mes côtes saillantes,
Décharnées, les traits maigres de mon visage.
Lorsque je me regarde dans un miroir,
je vois l'arrête de mon nez se déformer,
tourner sur elle-même comme une spirale.
Je me déforme, je me transmute.
Une hallucination kinesthésique
m'a dit une infirmière,
un symptôme classique de la schizophrénie.
Cette déchéance m'accable :
je suis un monstre.
Ma main a doublé de volume –
une main de Popeye –
suite à une injection ratée.
Je dissimule ma maigreur
et les traces laissées par la seringue
sous des manches longues, des vêtements amples.
Il est temps d'en finir.
Cette bacchanale a assez duré.
Je n'ai plus rien à perdre,
plus rien à vivre,
tout n'est que répétition...
en pire.
Je sais que j'ai dans les mains
un pistolet chargé,
un instrument de mort,
une seringue, 3 grammes de cocaïne d'excellente qualité.
Ma décision est prise depuis le début.
Je n'appelle pas à l'aide :
je m'en vais en claquant la porte.
Je mets un gramme de cocaïne dans la stericup,
j'ai un peu de mal à le diluer dans l'eau,
pour préparation injectable.
J'aspire le tout,
je le filtre dans un coton.
Mes gestes sont précis,
Méticuleux, réfléchis.
J'ai prévu une seringue de 2 centimètres cubes
pour l'occasion.
Je dois m'y reprendre à 4 ou 6 fois
pour trouver une veine.
Je m'injecte dans le dessus de la main gauche.
Une seconde de réflexion,
puis je pousse le piston... doucement.
Un peu trop doucement.
Une erreur.
La montée est fulgurante,
un flash, un éclair dans le crâne,
une vague me submerge,
incroyablement puissante.
Des spasmes.
Je m'effondre.
Mes mâchoires sont soudées à l'autre,
Serrées comme jamais,
mes dents sont sur le point de se briser.
De l'écume aux lèvres.
Je convulse.
Mon corps tout entier est pris de tremblements,
tous mes membres tressaillent en tout sens,
à toute allure.
Mon cœur fibrille.
Je perds connaissance.
Je suis dans un cercueil en métal.
Je n'entends plus qu'un vent d'acier hurlant dans les cimes.
Je me vois tel que je suis : un monstre.
Au visage déformé.
Je vois la danse de l'humanité,
les visages des défunts qui m'ont précédés.
Un hélix infini,
j'en suis le dernier maillon.
Un gouffre.
Je vois les tortures infernales réservées aux pêcheurs.
Je ne vois plus.
Je ne suis plus.
Il n'y a rien après.
Fondu au noir.
Puis je sens quelque chose,
les mains de mon père.
Des pressions régulières sur ma poitrine ;
il me fait un massage cardiaque.
Il a entendu le bruit produit par mes bras et mes jambes,
qui frappaient le parquet à toute allure.
Il a monté l'étage qui le séparait de ma chambre.
Il a accouru.
Il crie à ma mère d'appeler les secours.
Je reviens à moi.
Je vois la seringue à demi-pleine
d'un liquide rouge sur le tapis.
Je l'attrape d'une main.
Mon père me chope par le poignet.
Il me dit "non".
Je lui dis que je vais le faire.
Il me supplie de ne pas le faire,
il me dit qu'il m'aime.
Il me demande au nom de Dieu d'abandonner.
Je lui dis qu'il n'y a pas de Dieu.
Je lui dis que ça s'arrête aujourd'hui.
D'un geste brusque,
je me fiche la seringue dans la langue
et je presse le piston.
Mon père tente désespérément de récupérer la seringue.
Trop tard,
j'ai la main crispée sur le piston.
On se débat,
la seringue se casse en deux
et dans la confusion,
j'avale le cathéter.
Je ferme les yeux,
je dérive.
Mon père crie mon nom.
Il hurle à ma mère d'appeler les secours.
Je dérive, je flotte, je pars.
Mon père a repris son massage cardiaque.
Je reviens à moi – encore.
Le SMUR est là.
Mon père est accroupi sur moi,
il me maintient les bras.
Les infirmiers sont au nombre de deux,
mon père leur explique ce que j'ai fait
et ajoute que je suis schizophrène.
Ils me demandent si je vais faire quelque chose d'inconsidéré.
Je leur réponds par l'affirmative.
Je leur dis que j'en suis désolé.
Ils appellent les gendarmes à la rescousse.
Ma mère pleure.
Les hommes en bleu débarquent,
en gilet pare-balles, armés et caméra à l'épaule :
toute l'intervention est filmée par une bodycam.
Ils sont étonnamment calmes et polis,
rien à voir avec la police que je connais :
ils me demandent ce que j'ai pris.
Je leur explique.
Ils m'attachent les mains dans le dos,
une paire de menottes.
Ils confisquent la poudre,
un infirmier glisse la seringue cassée dans un sachet.
Un médecin arrive,
une femme de mon âge visiblement fatiguée de sa journée,
qui commence par m'engueuler.
Je lui dis qu'elle n'a pas à me parler sur ce ton.
Elle se radoucit.
Puis, voyant mon agitation,
elle prescrit une injection d'antipsychotique.
Je vois mon destin, ma mort se défiler une fois de plus.
Je gémis ; elle prescrit une deuxième injection.
La police me relève.
J'essaie de me jeter du haut des escaliers,
tête la première.
Sans succès.
On me fait une troisième injection
et on me sangle sur un brancard.
Je suis calme désormais.
Transfert en ambulance.
Arrivée à l'hôpital.
Là, tout s’agite.
Dans les couloirs immaculés :
des hommes et des femmes en blancs pressés,
Dévolus à leur activité, pris par les soins.
Je demande aux policiers si je risque quelque chose pour la possession de 2 grammes de cocaïne.
Ils ont visiblement plus pitié de moi qu'autre chose et me répondent par la négative.
Ils me retirent les menottes :
je me suis tellement débattu qu'elles laissent une empreinte profonde dans ma chair.
Ils repartent dans la nuit noire,
en me saluant par mon prénom, vers d'autres interventions, d'autres souffrances.
On m'installe dans un box vide.
Je calcule un instant la cinétique qu'il me faudrait
pour venir me fracasser le crâne sur le sol carrelé…
j'ai une impression de déjà-vu,
alors j'arrête.
J'ai extrêmement soif,
en sueur, la gorge desséchée.
Je demande de l'eau.
On me la refuse :
j'ai un cathéter coincé dans la trachée,
et boire pourrait l'entraîner plus profondément vers les poumons.
Des aides-soignantes me dévisagent avec curiosité.
Certaines ont un sourire en coin,
visiblement elles ont eu vent de mes exploits.
On me fait passer une radio.
La soif est de plus en plus forte.
Sur cette dernière,
on aperçoit le cathéter planté juste au-dessus de ma valve pulmonaire.
Je vais avoir besoin d'une endoscopie.
Un interne introduit un câble dans ma narine,
celui-ci a une caméra microscopique à son extrémité,
ainsi qu'une petite pince.
Le tout se commande à distance.
Je découvre l'intérieur de mes organes avec curiosité.
L'interne échoue à retirer le cathéter.
Je n'ai pas mal, juste un peu gêné.
On me dit qu'on va procéder à une nouvelle tentative sous anesthésie générale.
On m'emmène au bloc opératoire où l'on m'injecte du propofol :
un puissant anesthésique.
Je m'endors sans parvenir à compter jusqu'à 5.
Je me réveille comme je me suis endormi,
en un éclair : l'opération a échoué.
Cela me laisse perplexe.
En revanche je n'ai jamais eu autant soif de ma vie.
Finalement c'est un vieux médecin d'origine libanaise
qui se présente à moi,
de sa voix chantante il me dit
qu'il faut en terminer avec ce corps étranger.
Une aide-soignante passe 10 minutes à m'humecter le gosier d'un spray lubrifiant.
On réintroduit les tuyaux, la pince et la caméra.
Au bout d'une demi-heure de lutte acharnée :
le vieux médecin expérimenté retire de ma gorge
un bout de plastique bleu surmonté d'une aiguille tordue.
Je crache à sa suite une ribambelle de glaires sanguinolentes.
Fier de son travail, il félicite ses assistantes
puis il me lance d'une voix colorée :
— "Vous êtes courageux, vous êtes le roi des courageux."
Je le fixe et je lui dis que :
— "Je suis le roi des cons, oui."
Chapitre 10. La vie
Finalement, on m'a donné à boire.
Volonté réelle de mettre fin à ses jours. Semble très triste et déterminé. Contention physique obligatoire pour les soins.
[Citation du compte rendu du psychiatre de garde]
Voici ce que la médecine avait à dire de moi :
Ensuite Il y a eu une hospitalisation de plusieurs mois.
Il y a eu mon père,
à mon chevet le matin même,
et qui m'a dit tout simplement :
"Tu m'as fait mal."
avant de me pardonner.
Il y a eu des médecins,
des psychiatres,
qui ont su parler avec moi,
et mieux me conseiller.
Ce sont des soignants au sens noble.
Il y a eu un atelier d'art-thérapie —
formidable —
dans un hôpital obscur :
j'y ai sculpté un petit foureux en argile,
tout droit sorti de chez Loisel
et de sa quête de l'oiseau du temps.
Devant mon œuvre, j'ai souri
pour la première fois depuis bien longtemps.
Il y a eu un autre atelier —
D’écriture cette fois,
et des rencontres avec des handicapés cabossés —
comme moi —
chacun avec leurs bagages et leurs richesses.
Il y a eu cette fille belle, douce et lumineuse —
j'ai oublié son nom —
qui partageait son tabac avec moi chaque jour,
alors que je n'avais plus de ressources.
Elle n'attendait rien en retour.
Il y a eu ma famille —
toujours,
mon petit frère pour m'écouter,
m'épauler,
me dépanner dans les pires galères,
ils ne m'ont pas jugé.
Il y a eu un médicament révolutionnaire,
l'aripiprazole,
un neuroleptique atypique
qui est venu me stabiliser.
Il y a eu — peu à peu —
cette volonté retrouvée d'avancer,
de m'en sortir,
de commencer une reconversion.
Cette formatrice qui m'a dit qu'elle me voyait
comme quelqu'un de normal.
Ce métier formidable et insoupçonné
de conseiller funéraire
qui m'a tendu les bras.
Ces gens humbles,
ces familles entières
qui m'ont fait confiance dans leur deuil.
Il y a mon fils enfin,
pour me dire chaque weekend,
ou presque :
"Papa, je t'aime."
Et me faire mesurer toute la valeur de la vie.
Il y a eu tout ça et bien plus encore.
Il y a la mère de mon enfant quelque part,
Laure.
J'aimerais lui dire que je suis en paix maintenant,
et que parfois, lorsqu'il se fait tard,
Lorsque le vent souffle sur la maison de mes parents,
Lorsque je pense à Nathaël, mon enfant,
à la beauté des innocents,
et bien parfois,
Lorsque je pense à elle,
Lorsque je réalise que c'est fini,
que tout ça est derrière moi,
que je ne rêve plus d'un point final
en forme d'apocalypse nucléaire,
que je ne fantasme plus l'oblitération de mon existence,
Parfois,
j'aimerais tout simplement rentrer chez moi.
William S.T.